12
L’homme qui s’en va tout seul

 

 

Je venais de rentrer de Williamsburg, en Virginie, et le soulagement que j’éprouvais à l’idée de retrouver ma machine à écrire et mon traitement de texte se mitigeait d’un résidu de vague ressentiment dû au fait que j’avais été tout premièrement obligé de m’en aller.

George ne considérais pas comme une raison valable de compatir avec moi le fait qu’il venait de se repaître de la chère offerte (?) par un bon restaurant, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes par moi difficultueusement gagnées.

— Il y a une chose que je n’arrive pas à comprendre, vieillard solennel et propret, dit-il après avoir délogé un filament de steak d’entre deux de ses dents. Je ne vois vraiment pas ce que vous trouvez à reprocher au fait que des organisations, par ailleurs parfaitement respectables, semblent apparemment toutes disposées à dépenser des milliers de dollars rien que pour vous écouter discourir pendant une heure. Ayant eu l’occasion de vous entendre pérorer de temps à autre, je dirais qu’il paraitrait beaucoup plus logique de vous laisser parler gratuitement, et que vous menaciez de ne pas vous arrêter à moins qu’on ne vous donne des milliers de dollars. Voilà certainement une façon bien plus raisonnable d’extorquer de l’argent aux populations – cela dit sans intention de heurter vos sentiments, compte tenu du fait que vous en êtes rigoureusement dépourvu.

— Quand m’auriez-vous entendu ? demandai-je. Les intervalles entre vos propres divagations interdisent à quiconque de placer plus de deux douzaines de mots d’affilée. (Il ne vous a pas échappé, bien entendu, que j’avais pris la peine d’exprimer mon point de vue en vingt-quatre mots exactement.)

George m’ignora superbement. Ce qui n’était pas pour me surprendre.

— Vous dévoilez, dit-il, un aspect particulièrement répugnant de votre personnalité, qui vous amène, dans votre passion démesurée pour cette saloperie qu’on appelle l’« argent », à accepter trop facilement et avec une fréquence déplorable d’endurer les tracas du voyage que vous prétendez haïr. Cela me rappelle dans une certaine mesure l’histoire de Sophocles Moskowitz : il avait ce même fâcheux penchant à la paresse qui se traduit par un empêchement à bouger ses fesses de son fauteuil, à moins qu’on ne lui lit miroiter la perspective d’une inflation de son compte en banque déjà substantiel. Lui aussi, il camouflait cette répugnance sous le terme euphémique d’« aversion pour les voyages ». Mais j’ai fait en sorte que mon ami Azazel mette bon ordre à tout cela : à côté de lui, le Juif errant dont vous faites votre Dieu n’est désormais qu’un grave cul-de-plomb.

— Ne me lâchez pas votre fléau ambulant de démon de deux centimètres de haut aux trousses, surtout ! dis-je avec une angoisse aussi tangible que si j’avais eu des raisons de penser que ce produit de la cervelle en délire de George existait pour de bon, ou plutôt pour de rire.

George m’ignora encore une fois.

 

En fait (c’est George qui parle), ce fut l’une des toutes premières fois que j’appelai Azazel à l’aide. Cela se passait il y a presque trente ans, voyez-vous. Je savais depuis peu comment tirer la petite créature de son propre univers, et je n’avais pas encore appris à comprendre ses pouvoirs.

Il s’en vantait, bien sûr, mais quelle est, en dehors de moi-même, la créature vivante qui ne passe pas l’intégralité de son temps à surestimer ses propres capacités ?

J’étais, à cette époque, en terrain beaucoup plus connu avec une ravissante jeune Fifi, puisque tel était son nom, qui avait, un an plus tôt, décidé que la personne de Sophocles Moskowitz ne s’éloignait pas exagérément du genre de mari qui lui vaudrait une aisance considérable.

Le mariage la rendit inexplicablement vertueuse, mais elle me conserva son amitié, quoique de contrebande. Enfin, vertu ou pas, j’étais toujours heureux de la revoir, ce que vous comprendrez lorsque je vous aurai dit qu’elle avait un genre de silhouette impossible à surévaluer. En sa présence, je me rappelais toujours avec une austère satisfaction certaines privautés amicales auxquelles nous nous étions naguère adonnés.

— Boum-Boum ! dis-je (car je n’avais pu me déshabituer de lui donner le nom de scène que lui avaient conféré, par consentement mutuel, des hordes, des spectateurs médusés par un numéro aussi instructif), tu as une mine superbe, et un air de ne pas t’embêter autrement dans la vie !

Cela dit sans une ombre d’hésitation, car c’était vrai.

— Ah ouais, sans blague ? répondit-elle avec cette fière désinvolture qui fleurait bon les rues de New York dans toute leur splendeur. Eh bien, il faut croire que je ne suis pas un crayon, parce que je ne me sens pas très en forme en ce moment.

Je n’en crus pas un mot. Si j’en croyais ma mémoire, et je l’en croyais, elle s’était sentie dans une forme olympique depuis le début de son adolescence.

— Quel est le problème, ma chère chérie montée sur ressorts d’acier ?

— C’est cette vermine de Sophocles.

— Ça ne peut pas être ton mari qui t’embête, Boum-Boum. Un homme aussi riche ne peut pas être embêtant.

— Et qu’est-ce que tu en sais, espèce de fumiste, va ! Écoute, tu te rappelles que tu m’avais dit que Sophocles était riche comme ce… comment, déjà ? Un type dont je n’avais jamais entendu parler… Crésus, c’est ça. Bon, eh ben pourquoi tu ne m’as jamais dit que ce Crésus avait des oursins dans les poches ?

— Sophocles serait radin ?

— Plus rapiat que lui, on meurt ! Ça alors ! Quel intérêt d’épouser, un richard s’il les lâche avec des élastiques ?

— Enfin, Boum-Boum, tu devrais certainement arriver à en extraire un peu d’argent en échange de vagues promesses de nirvânas nocturnes, non ?

Le front sublime de Fifi se rida légèrement.

— Je ne suis pas sûre de comprendre tous les mots, mais je te connais, toi ; alors ne dis pas de cochonneries. Sans compter que je lui ai promis que, s’il ne les lâchait pas un peu, il pouvait toujours se brosser, même que je ne sache pas de quoi tu veux parler, mais il préfère serrer les cordons de sa bourse que moi dans ses bras, ce qui, si on se donne la peine d’y réfléchir, est plutôt sacrément insultant.

Pour un peu, la pauvre petite chose se serait mise à geindre doucement. Je lui tapotai la main d’une façon aussi peu fraternelle que possible, compte tenu du maigre laps de temps dont nous disposions. Du coup, elle explosa.

— Lorsque j’ai épousé ce plouc, je m’étais dit : « Ce coup-ci, Fifi, ça y est, tu as décroché ton aller-retour pour Paris et la Riviera, avec une petite escale à Casablanca et tout le saint-frusquin. » Ha ! Tu parles ! Ça m’aurait fait trop plaisir !

— Tu ne vas tout de même pas me dire que ce rat refuse de t’emmener à Paris ?

— Il ne veut m’emmener nulle part. Il dit qu’il ne veut pas quitter Manhattan. Il n’y a que là qu’il est bien. Il dit qu’il n’aime pas les plantes, les arbres, les bêtes, l’herbe, la terre et les étrangers, et aucune maison sauf les gratte-ciel de son cher New York. Je lui ai demandé : « Et si on allait dans un joli centre commercial ? » mais ça ne lui plaît pas non plus.

— Pourquoi ne pas y aller sans lui, Boum-Boum ?

— Ça, je suis prête à parier que ce serait toujours plus drôle qu’avec lui, mais avec quoi ? Ce type a les poches cousues avec toutes ses cartes de crédit à l’intérieur. Il faut que je fasse tous mes achats à Woolworth[3]. (Sa voix atteignit des aigus fort éprouvants pour les oreilles.) Je ne me suis pas mariée avec ce zigoto pour faire mes courses à Woolworth.

Je jetai un regard appréciatif sur diverses portions de la gaillarde en regrettant de n’avoir pas les moyens de me les offrir. Avant son mariage, il lui arrivait de se laisser aller à faire une contribution à la cause, par amour de l’art, en somme, mais quelque chose me disait que l’ennoblissement de son statut avait durci ses vues sur la question. Il faut bien voir que, dans le temps, j’étais encore plus vigoureux que dans la force de l’âge où vous me voyez aujourd’hui, mais j’étais moins au fait des dures réalités de la vie que maintenant.

— Suppose, dis-je, que j’arrive à lui faire aimer les voyages ?

— Oh, mon vieux, tu parles que je voudrais bien que quelqu’un en soit capable !

— Mais si j’y arrivais ? Je pense que tu m’en aurais une petite reconnaissance ?

Ses yeux s’égarèrent sur moi avec nostalgie.

— George, dit-elle, le jour où il me dit qu’il m’emmène à Paris, je te jure qu’on fait bégonia[4]. Tu te souviens de la partie de bégonias qu’on s’était payée à Asbury Park ?

Si je m’en souvenais ? Comment aurais-je pu rayer de ma mémoire la station balnéaire de la côte du New Jersey où nous les avions cueillis ? Je n’étais pas près d’oublier chacun de mes muscles endoloris. Chaque centimètre de mon corps était encore tout raide deux jours après, ou presque.

 

J’évoquai le problème avec Azazel autour d’une bière, un formidable pour moi et une goutte pour lui, c’est-à-dire. (Il trouve le houblon délicieusement stimulant.)

— Ces pouvoirs magiques que tu détiens, Azazel, lui demandai-je avec circonspection, seraient-ils vraiment capables de faire des choses étonnantes ?

Il me regarda de l’air d’une sole frite qui aurait préalablement macéré dans une marinade trop alcoolisée.

— Dis-moi juste ce que tu veux. Dis-moi tout ce que tu veux. Je vais te faire voir si je suis un vieux qui sucre les fraises ou pas. Je vais leur faire voir à tous !

Une fois, dans un moment de stupéfaction dû à un certain encaustique aromatisé au citron (il prétend que l’extrait de zeste est un excellent stimulant pour les méninges), m’avait confié s’être fait insulter en ces termes dans le monde qui est le sien.

Je lui donnai une nouvelle goutte de bière et décidai de brûler mes vaisseaux.

— J’ai un ami qui n’aime pas les voyages, dis-je. Je suppose que ce serait un jeu d’enfant pour quelqu’un d’aussi doué et d’aussi évolué que toi de changer ce dégoût en une frénésie permanente de voyager.

Je dois admettre que son ardeur décrut instantanément d’une bonne moitié.

— Ce que je voulais dire, fit-il de sa petite voix flûtée et avec son accent étrange, c’était à condition que tu demandes quelque chose de sensé – comme par exemple de redresser cet affreux tableau, sur le mur, là, par le simple pouvoir de ma volonté.

Pendant qu’il parlait, le tableau se déplaça et se retrouva toujours de travers, mais dans l’autre sens.

— D’accord, mais pourquoi voudrais-tu que mes tableaux soient droits ? Je me donne un mal fou pour les accrocher très précisément de guingois. Ce que je veux, c’est que tu inocules à Sophocles Moskowitz le virus des voyages, le genre de maladie qui l’inciterait à voyager, même sans sa femme en cas d’absolue nécessité.

Ce codicille parce qu’il m’était venu à l’esprit que le fait que Fifi séjourne à l’occasion en ville tandis que Sophocles en serait loin pouvait comporter certains avantages.

— Ce n’est pas fa – hic – cile, fit Azazel. Le dégoût inné pour les voyages provient peut-être d’expériences diverses qui auraient eu pour effet de déformer l’esprit du sujet dès sa prime enfance. Il faudrait procéder à une modification mentale sophistiquée pour restaurer l’intégrité de sa structure cérébrale. Je ne dis pas que c’est impossible, il serait bien difficile d’endommager de façon permanente le cerveau rudimentaire de tes semblables, mais il faudrait qu’on me désigne la personne, de sorte que je puisse identifier son esprit et – burp – l’examiner.

Ce ne fut pas très difficile. Je demandai à Fifi de m’inviter à dîner comme si j’étais un vieux copain de fac. (Elle avait passé un certain temps sur un campus universitaire, quelques années auparavant, bien qu’elle n’ait, à ma connaissance, jamais suivi un cours. Disons que c’était une auditrice très libre.)

J’avais emmené Azazel avec moi, dans ma poche poitrine, et l’entendis à plusieurs reprises couiner tout bas des formules mathématiques horriblement complexes. J’en déduisis qu’il étudiait l’esprit de Sophocles Moskowitz – exploit appréciable s’il en fut, un bref échange de répliques m’ayant suffi pour mesurer que l’étroitesse dudit esprit ne devait guère laisser de place à l’analyse.

— Alors ? demandai-je à Azazel, une fois rentré à la maison. Alors ?

C’est avec un grand geste aérien de son petit bras écailleux qu’il me répondit :

— Je peux le faire. As-tu un synaptomètre mento-dynamique multiphasé à portée de la main ?

— …Pas précisément à portée de la main, non : j’ai justement, euh, prêté le mien hier à un ami qui partait pour l’Australie.

— Quelle idée stupide, répondit-il. Ça veut dire qu’il va falloir que je travaille à partir de calculs approximatifs faits à la va-vite sur un coin de nappe. Tsss…

Il était tout aussi hargneux après avoir terminé (avec succès, comme il l’affirmait) sa tâche.

— C’était pratiquement impossible, répétait-il. Seul un être doté de mes pouvoirs exceptionnels pouvait y parvenir, et il a fallu que je fixe son esprit dans sa forme actuelle à l’aide de chevilles monumentales.

Je supposai qu’il s’exprimait par métaphores, et le lui dis. À quoi Azazel répondit :

— Oh, j’aurais tout aussi bien pu employer de gigantesques chevilles, car après le traitement que je lui ai fait subir, personne ne sera plus jamais en mesure de réintervenir sur son esprit. Il sera en proie à une telle envie de voyager, il y mettra une telle détermination qu’il serait capable d’ébranler l’univers pour arriver à ses fins. Ça, ils vont voir ce qu’ils vont voir ces espèces de…

Il explosa en une longue litanie de syllabes stridentes dans sa langue natale. Je ne compris évidemment pas ce qu’il racontait, mais le ton était sans équivoque et, du fait que les glaçons qui se trouvaient dans le réfrigérateur de la pièce voisine avaient tous fondu, je déduisis que ça ne devait pas être flatteur. Je le soupçonnai de se répandre en épithètes discourtoises à l’égard de ceux, qui dans son monde natal, l’avaient accusé de manquer d’habileté.

Trois jours plus tard à peine, Fifi me téléphonait. Elle n’est pas aussi efficace au téléphone qu’en personne, pour des raisons tout à fait évidentes (bien que pas forcément pour vous, compte tenu de votre incapacité congénitale à enregistrer les détails les plus subtils de l’existence). C’est que, vous voyez, on prend davantage conscience du léger manque de mansuétude de sa voix lorsque rien ne vient rappeler à d’autres sens la douceur compensatoire dont elle est par ailleurs dotée.

— George, gloussa-t-elle, tu es ma patte de lapin porte-bonheur ! Je ne sais pas ce que tu lui as fait, à ce dîner, mais ça a marché. Sophocles m’emmène à Paris. C’est lui qui en a eu l’idée, et il est excité comme une puce. Alors, c’est pas génial, ça ?

— C’est plus que génial, répondis-je avec l’enthousiasme qui me caractérise. C’est une nouvelle à tout casser. Nous pouvons maintenant mettre à exécution la petite promesse que tu m’as faite et procéder à une cueillette de bégonias dans les grandes largeurs.

Seulement, ainsi que même un individu dans votre genre l’a peut-être remarqué de temps à autre, il manque aux femmes ce sentiment qu’une promesse est sacrée, ce en quoi elles différent radicalement des hommes. Elles semblent n’avoir véritablement aucune notion de l’importance de la parole donnée, aucun sens de l’honneur.

— Nous partons demain, George, répondit-elle. Je n’ai donc pas le temps tout de suite. Je t’appelle en rentrant.

Elle raccrocha et voilà tout. Cette femelle avait vingt-quatre heures à perdre, et je ne lui demandais de m’en consacrer la moitié à peine – mais elle partit.

 

J’entendis bel et bien parler d’elle à son retour… six mois plus tard.

C’est elle qui me rappela, et je dois dire que je ne reconnus pas tout de suite sa voix, qui avait quelque chose d’éteint.

— À quoi ai-je l’honneur ? demandai-je avec ma dignité coutumière.

— Fifi Laverne Moskowitz, répondit-elle d’un ton hagard.

— Boum-Boum ! m’exclamai-je. Tu as donc fini par rentrer ! Merveilleux ! Viens tout de suite que nous…

— Tu peux crever, George ! répondit-elle. Tout ça, c’est ta satanée magie, tu es un misérable fumiste, et tes bégonias, tu peux toujours te les accrocher. Je ne referais pas ça avec toi même si tu pouvais rester deux fois plus longtemps suspendu par les pouces de pied.

Ça me la coupait, si je puis me permettre.

— Sophocles ne t’a pas emmenée à Paris ?

— Oh si, il m’a emmenée à Paris. Maintenant demande-moi si j’ai pu faire mon petit shopping.

Là, j’étais d’accord.

— Et tu as pu faire ton petit shopping comme tu voulais, ma chérie ?

— Ha ! Tu parles ! Je n’ai même pas pu commencer. Sophocles ne s’est pas arrêté un instant.

Sa voix qui trahissait une profonde lassitude s’éleva, sous l’effet du stress, en un piaulement aigu.

— Nous nous sommes posés à Paris et nous avons poursuivi notre route. Il n’arrêtait pas de tendre le doigt vers les choses devant lesquelles nous passions à la vitesse d’un météore au galop, et en plus, il ne savait même pas de quoi il parlait. « Ça, c’est la Tour Eiffel », disait-il en me montrant l’échafaudage d’un stupide bâtiment en construction ou bien : « Ça, c’est Notre-Dame ». C’est ridicule. Deux joueurs de football m’avaient fait rentrer en douce à Notre-Dame, une fois, et ce n’était pas à Paris ; c’était à South Bend, dans l’Indiana.

» Mais ce n’est pas le problème. Nous sommes allés à Francfort, à Berne, à Vienne, que ces stupides étrangers appellent Viine. Et puis, il y a un coin appelé Triste, quelque part ?

— Trieste, oui, Oui, il y a un coin comme ça.

— Alors on y est allés aussi. Et dans tout ça, pas une seule fois on n’a dormi à l’hôtel. On descendait dans des vieilles fermes. Sophocles dit que c’est la seule façon de voyager. Il prétend qu’il n’y a que comme ça qu’on voit les gens et la nature. Mais qui a envie de voir des gens et de la nature ? La seule chose qu’on n’a pas vue, c’était une douche. Ni aucun autre genre de sanitaire, d’ailleurs. À ce train-là, au bout d’un moment, on sent le renard, fatalement. Et j’ai des bêtes dans les cheveux. Je viens de prendre cinq douches et je ne suis pas encore propre.

— Prends-en encore cinq à ma santé, m’empressai-je de répondre, de la façon qui me parut la plus sensée possible.

— Et il repart la semaine prochaine, dit-elle. Il a dit qu’il voulait traverser le Pacifique et aller à Hong-Kong. Tout ça sur un supertanker. Il dit que c’est le meilleur moyen de voir l’océan. Mais là, je lui ai répondu : « Écoute, espèce de minus louftingue, l’homme qui m’emmènera en Chine en bateau omnibus n’est pas encore né. Tu peux y aller tout seul. »

— Très poétique, répondis-je.

— Et tu sais ce qu’il m’a dit ? Eh bien, il a dit : « Parfait, ma chère. Je partirai sans vous. » Et puis il m’a raconté un truc très bizarre, un genre de truc comme ça : « Qu’il s’abîme dans la Géhenne ou qu’il gravisse les marches du trône, celui qui va seul va plus vite. » Ça veut rien dire, tout ça. Qui c’est, d’abord, cette Géhenne qu’on connaît même pas ? Et puis qu’est-ce que cette histoire de trône vient faire là-dedans ? Il se prend pour la reine d’Angleterre, ma parole ?

— C’est de Kipling, fis-je.

— Ne dis donc pas de bêtises. S’il a de qui tenir, moi, je suis Roger Rabbit. Quand je pense que c’est tout juste s’il connaît la position du missionnaire… ! Je lui ai dit que j’allais demander le divorce et que je le mettrais à sec. Tout ce qu’il a su me répondre, c’est : « Faites comme il vous plaira, ma douce hyper-gourde, mais vous n’avez rien à me reprocher et vous n’arriverez à rien. La seule chose qui compte pour moi, c’est de voyager. » Tu y piges quelque chose, toi ? Et cette histoire d’hyper-gourde ? Il croyait peut-être m’amadouer, ce vieux trumeau ? Ha !

Il faut que vous compreniez une chose, mon pauvre vieil ami ; c’était l’un des premiers cas que je soumettais à Azazel et il n’avait pas appris à doser ses efforts. Or c’est moi qui lui avais demandé que Sophocles parte en voyage sans sa femme à l’occasion.

La situation comportait cependant toujours l’avantage que j’avais envisagé dès le départ.

— Boum-Boum, dis-je, et si nous parlions de ce divorce entre nous, en effeuillant quelques bégonias…

— Et toi, espèce de misérable crevure ! Que ce soit de la magie ou quoi que ce soit d’autre, je ne veux même pas le savoir. Je te conseille simplement de ne pas me tomber entre les pattes, parce que je connais un gars qui va te réduire en ketchup. Je n’ai qu’un mot à dire. Il a de qui tenir, lui aussi, et puis, il tient rudement à moi.

Je trouvais décidément Boum-Boum plutôt raplapla, ces temps-ci ; ce à quoi les proportions de ses rotoplos ne m’avaient guère accoutumé, je vous prie de le croire.

 

J’appelai Azazel à la rescousse, mais en dépit de tous ses efforts, il ne devait pas arriver à défaire ce qu’il avait fait. Et il refusa platement de tenter quoi que ce soit pour ramener Boum-Boum à de meilleurs sentiments à mon égard. Il ajouta que c’était trop exiger de qui que ce soit. Je n’ai toujours pas compris ce qu’il avait voulu dire.

Il me garda toutefois informé des déplacements de Sophocles. Le nomadisme du personnage ne dit que croître et embellir. Il traversa la ligne de partage des eaux sur les mains. Il remonta les sources du Nil en ski nautique, jusqu’au lac Victoria. Il traversa l’Antarctique en luge.

Lorsque le président Kennedy annonça en 1961 que l’homme marcherait sur la Lune d’ici la fin de la décennie, Azazel m’expliqua la chose suivante :

— C’est de nouveau un effet de mon intervention.

— Tu peux dire que ce que tu as fait à son cerveau lui donne le pouvoir d’influencer le Président et de bouleverser le programme spatial ?

— Il ne le fait pas exprès, répondit Azazel. Mais je t’avais dit que sa détermination serait assez forte pour ébranler l’univers.

Eh bien, mon pauvre vieux, il alla sur la Lune. Vous vous souvenez d’Apollo 13, qui devait s’échouer dans l’espace en chemin pour la Lune, en 1970, tandis que l’équipage réussissait de justesse à regagner la Terre ? En fait, c’est Sophocles qui, ayant réussi à s’introduire clandestinement à bord, parvint à en emmener une partie sur la Lune en laissant l’équipage rentrer tant bien que mal sur Terre avec le reste.

Il est sur la Lune depuis ce temps-là, et on peut compter sur lui pour explorer toute la surface. Il n’a pas d’air, pas de nourriture, pas d’eau, mais son adaptation aux voyages ininterrompus a dû y pourvoir. En fait, il se pourrait même que quelque chose ait trouvé le moyen depuis de l’emmener sur Mars ou ailleurs. Partout ailleurs.

 

George secoua la tête avec accablement.

— C’est tellement ironique. Tellement ironique.

— Qu’est-ce qui est ironique ? demandai-je.

— Vous ne voyez pas ? Je ne vous croyais tout de même pas l’entendement dans un état aussi voisin de la putréfaction. Pauvre Sophocles Moskowitz ! C’est une nouvelle version améliorée du Juif errant, et le plus ironique, c’est qu’il n’est même pas un Juif orthodoxe.

George mit sa main gauche sur ses yeux et farfouilla à la recherche de sa serviette avec la droite, ramassant fortuitement, dans le processus, le billet de dix dollars que j’avais laissé sur le bord de la table, pour le service, puis il s’épongea les yeux avec sa serviette (je ne devais jamais savoir ce qu’il advint du billet de dix dollars) et abandonna les lieux en sanglotant, et la table nue.

Je poussai un soupir et remis un autre billet de dix dollars ès-mains du garçon.